© Copyright of the text by Edmund M. Mutelesi. Republished for the Radical Constructivism Homepage by Alex Riegler 2000 with kind permission of the author. All rights reserved. This material may be freely linked to by any other electronic text. Commercial use and any other copying are prohibited without the express written permission of the copyright holder.
L’homme est-il en mesure d’avoir dans son
activité cognitive une approche du monde ou de l’environnement qui
corresponde à ce que ce dernier est ? Ceci est, on le sait, un vieux
problème de la philosophie, un problème qui au surplus englobe
deux des trois questions les plus fondamentales de la philosophie, à
savoir celle de l’homme et celle du monde. Seule la question de Dieu ou de
l’Absolu n’est ainsi pas contenue (explicitement) dans ce
questionnement.
Ce problème fut déjà perçu en
effet par les présocratiques, parmi lesquels Héraclite, qui
soulignait par exemple « l’insuffisance des valeurs de
connaissance données par les
sensations »[1] , et Démocrite
qui affirmait même déjà clairement le caractère
subjectif, hypothétique et conventionnellement constructif de la
connaissance.[2] Les sophistes parlaient aussi de
l’impossibilité d’une connaissance de l’absolu et de la
relativité de toute connaissance à notre structure humaine, tandis
qu’après eux Alcméon s’était mis à
attribuer le savoir aux dieux et la conjecture aux
hommes.[3]
Mais il y a apparemment plusieurs manières
d’aborder ce problème. Pour indiquer seulement quelques unes des
voies possibles, nous dirons qu’on peut aborder ce problème - qui
comporte en fait toujours entre autres le problème du rapport entre un
sujet connaissant et un objet de connaissance[4]
- à travers une réflexion sur le réalisme ontologique ou
une réflexion sur la progression du savoir scientifique, ou encore
à travers une analyse du langage et de sa portée, etc.
Il y a aussi des concepts dont le traitement ou l’examen
conduit, certes par une voie légèrement détournée,
au problème de la cognition, cette dernière notion englobant,-
comme ce sera toujours le cas dans cet ouvrage et selon son usage dans le
constructivisme - aussi bien la perception que la conscience, la
pensée, la connaissance, la représentation, la réflexion,
la pratique du langage, l’apprentissage...
La notion d’expérience nous semble être de
ces concepts et, de plus, elle semble conduire, notamment chez Husserl, à
celle de subjectivité, qui est centrale dans cette
étude.
Il est apparemment possible de retrouver ce cheminement en
se référant par exemple à Jocelyn Benoist.
Dans Autour de Husserl, J. Benoist développe
dans la deuxième partie de l’ouvrage une réflexion où
l’on voit que l’entreprise husserlienne peut être
examinée à partir du concept d’expérience. On peut,
en résumant beaucoup, constater chez cet auteur ce qui
suit :
La notion d’expérience, dans un sens
libéré de toute référence à une
‘expérimentation’ théorique, et en tant
qu’évoquant simplement ‘ce qui arrive’ (au sujet
connaissant ou faisant l’expérience), porte en elle celle
d’événement’.[5] Or il
est nécessaire, pour que l’événement en soit un, que
l’expérience ne se présente pas sous la forme de la
ponctualité monadique mais, comme dans l’empirisme et chez Hume, au
sens d’un advenir d’impressions qui est ouverture à,
c’est-à-dire qui est (tout) un champ d’expérience, i.
e. au sens humien un « champ d’immanence pure où
‘il arrive des choses’... et qui demeure lui-même, en tant que
champ,
indéterminé... »[6] , et
à quoi un événement peut justement être
rapporté, par rapport à quoi il puisse faire
événement.[7]
Benoist évoque alors ici Kant, chez qui
l’expérience est aussi un champ, mais il apparaît aussi tout
de suite que, transgressant en quelque sorte la contingence de
l’expérience, c’est-à-dire en fait son
événementialité, Kant opère un déplacement
du sens de ‘champ d’expérience’, car il tend
insidieusement à imprégner l’expérience, au sens
événementiel du terme, de quelque chose de
légiférant, qui permet de l’anticiper et de la
‘produire’, à savoir la raison, et cela à travers le
concept i.e. les concepts et catégories de
l’entendement[8] Et finalement, indique
encore judicieusement Benoist, Kant restreint ainsi le ‘champ de
l’expérience’ au ‘champ de l’expérience
possible’.[9]
Mais cette ‘construction’ kantienne de
l’expérience, visible à sa conception de
l’expérience comme un tout toujours déjà lié
et structuré en fait par le concept, est bien, indique cet auteur,
susceptible de menacer le sens phénoménologique ou
événementiel de l’expérience. Car, dit notre
chercheur, le champ kantien de l’expérience n’est pas le
lieu d’apparition de ce qui est expérimenté en tant
qu’épreuve de la conscience ou événement, mais le
lieu théorique où il est ressaisi comme un fait toujours
déjà déterminable par sa relation aux autres
faits.[10]
Or on perd là quelque chose car, suggère
Benoist, si l’événement est inférieur en
dignité au fait puisqu’il n’est pas encore légalement
(c’est-à-dire ici conceptuellement) déterminé, il
comporte cependant, d’autre part, plus que le fait, par
l’immédiateté de son surgissement -
immédiateté que le concept ne peut lui apporter -, par le fait
qu’il fait impression, qu’il ‘arrive’ quelque chose,
arrivée dont la détermination comme ‘changement’ est
toujours ultérieure... et réalisée par une
théorie.
Pourtant, demande Benoist, « ... n’y a-t-il
pas du sens avant la théorie (même si celui-ci est de part en part
traversé par la théorie ‘naturelle’ que l’homme
en fait) ? »[11]
On veut surtout retenir de ces réflexions de J.
Benoist que c’est pour ce genre de motifs que la
phénoménologie tente finalement le mouvement inverse, par la prise
en compte de la capacité d’organisation propre de
l’expérience[12] , et
cela, dit manifestement cet auteur, dans une situation de non asservissement
automatique au concept: « Indépendamment de la question de
savoir si l’apparition pour nous n’est pas toujours
déjà prise dans un processus véritatif et n’a pas,
dans sa constitution même, quelque chose à voir avec son
éventuelle ‘rationalité’, contentons-nous de
décrire ‘ce qui apparaît’, si tant est que cette
attitude ait un sens - mais c’est le postulat même de la
phénoménologie. Ce qui apparaît n’est en tant que tel
ni ‘sensation’ ni ‘concept’ : ce sont là des
catégories rétrospectives, projetées sur
l’apparaître en fonction de ses modalités et de jugements de
valeur (‘gnoséologiques’ ou relevant d’une axiologie
plus générale) appliquées à celles-ci. C’est
de l’ordre du ‘phénomène’ au sens le plus large
du terme - ce dont s’occupe la phénoménologie
précisément. Or par rapport à cette
‘phénoménalité’ de ce qui est soumis à
notre examen (lorsque nous posons la question de
l’apparaître’) néanmoins le terme de
‘sensibilité’ semble conserver quelque
légitimité, si toutefois on le soustrait à cette opposition
formelle avec les concepts et catégories de
l’entendement. »[13]
Bref Benoist reproche ainsi manifestement à Kant
d’avoir quelque peu exagéré l’absorption de
l’expérience événementielle i.e. de
l’immédiateté du sensible dans la légalité ou
l’aspect légiférant - et a priori universel en fait - du
concept, et il accrédite alors la démarche
phénoménologique en tant qu’elle fait place justement
à cette immédiateté événementielle de
l’expérience par la description sans préjugés (ou
supposée telle) de ce qui apparaît.
Et cette démarche vaut la peine, suggère
Benoist, même si ce qui apparaît, apparaît toujours
déjà comme quelque peu coordonné ou lié à
autre chose, même si l’événement’ a toujours
lieu dans un ‘contexte’.
Mais ce contexte, ce champ est en fait surtout, comme il
s’avère plus loin chez notre auteur, celui présent au sujet,
c’est-à-dire l’horizon sous lequel la chose apparaît et
qui est celui de la conscience , car il est défini,
déterminé par le mode de visée de la chose par le
sujet.[14]
Le champ de l’expérience peut ainsi être
vu comme se traduisant bien par l’horizontalité de la conscience.
Or on peut percevoir déjà là un lien avec la question de la
subjectivité, car si, comme il s’avérera plus loin dans cet
ouvrage, la subjectivité est chez Husserl la subjectivité de la
conscience, le caractère de ‘champ visé et présent au
sujet’ que comporte la conscience de quelque chose signifie que
l’horizontalité de la conscience coïncide fondamentalement
avec la subjectivité de la conscience.
Nous voulons ainsi nous intéresser dans cette
étude à cette question de la subjectivité chez
Husserl, car elle est sans doute à même de livrer une
conception déterminée du rapport du sujet au monde, rapport
qui au point de vue cognitif pourrait s’avérer comme
n’étant pas en totale discontinuité avec la conception de la
cognition que le constructivisme radical véhicule...
Mais tout d’abord, à propos de Kant tel
qu’évoqué ci-dessus, même si l’on peut avoir
l’impression que de ce point de vue Husserl arrive en gros au même
résultat parce qu’il affirme alors comme Kant, à travers la
subjectivité de l’activité cognitive, l’absorption du
‘phénomène’ dans la construction du sujet, il y a tout
de même visiblement au moins une différence notoire : la
méthode phénoménologique qui consiste à
décrire ce qui apparaît restitue (a priori) au moins une
expérience ou un événement de moindre conceptualité
- et donc de moindre conceptualisation -, et est donc plus proche du
vécu, de l’immédiateté événementielle
que l’absorption kantienne assez automatique de l’expérience
dans la légalité conceptuelle et catégorielle. Et
c’est peut-être justement là le vrai sens du ‘retour
husserlien aux choses elles-mêmes’, qui n’est
évidemment pas à interpréter à la lettre, comme un
retour à ce qui serait la facture ontologique des choses.
Or c’est précisément sur ce point que
Benoist semblait voir ‘la limite extrême de la
problématisation husserlienne’, puisque font alors défaut
selon lui chez Husserl les fondements ontologiques de
l’être-au-monde que, d’après Benoist, la
phénoménologie (descriptive) laisse dans l’obscurité,
car elle rend certes compte de la ‘profondeur’ et de
l’être toujours déjà là du champ de
l’expérience, mais est incapable d’en fournir une raison
suffisante, laquelle est selon Benoist l’implication ontologique du monde
comme horizon absolu de toute
expérience.[15]
Heureusement, Benoist ne manque pas ensuite
d’écrire : « La question demeure ouverte de savoir
si cette ‘déficience’ de l’analyse husserlienne
n’est pas inscrite dans la chose même (le ‘monde’ est ce
qu’on ne peut présentifier, et la prétention à
l’élaboration de ses structures existentiales n’encourt-elle
pas le risque d’une rechute dans la métaphysique, en violation du
‘principe des principes’ de la
phénoménologie ?). »[16]
En effet, il semble bien que cette attitude et cette
démarche de la phénoménologie husserlienne aient une
certaine légitimité, et c’est en cela que Husserl pourrait
être rapproché, comme on l’a déjà
suggéré, de la théorie de la connaissance projetée
dans les grandes lignes par le constructivisme radical.
Avant de présenter quelque peu ici le constructivisme
radical et son ancrage dans les théories de l’auto-organisation,
disons que la conception du processus cognitif que l’on retrouve ainsi par
le biais d’une analyse de la subjectivité est servie ou entretenue
à l’époque contemporaine par des auteurs comme Edgar Morin,
sur base du constat d’une certaine précarité des fondements
reconnus à la connaissance par la tradition épistémologique
dominante.
Evoquant la tendance de la philosophie contemporaine à
« la déconstruction généralisée et
à la radicalité d’un questionnement relativisant toute
connaissance »[17], Morin
suggère que cela est dû tout d’abord à la crise de
l’idée de fondement au 19è siècle,
notamment par suite de la dénégation à l’entendement
par Kant de toute possibilité d’atteindre les ‘choses en
soi’, ainsi que de la proclamation par Nietzsche de
l’inéluctabilité du nihilisme.
De même en science, alors qu’au
19è siècle et au début du 20è
on croyait avoir trouvé l’indubitable fondement empirico-logique de
toute vérité et que les théories scientifiques semblaient
émaner du réel lui-même, ceci conduisant même un
groupe de philosophes et de scientifiques (le cercle de Vienne),
« désireux d’en finir à jamais avec le bavardage
prétentieux et arbitraire de la métaphysique » à
entreprendre de fonder les propositions de la philosophie sur des
énoncés vérifiables et cohérents, cette
« purification de la pensée par l’élimination de
toutes scories, impuretés et impertinences se [révéla] une
purge emportant tripes et boyaux : le rêve de trouver des fondements
absolus s’est effondré par la découverte, au cours de
l’aventure, de l’absence de tels
fondements. »[18]
Bref, la crise des fondements de la connaissance scientifique
rejoint, dit Morin, celle des fondements de la connaissance philosophique, car
ni la vérification
logique[19] ni la
vérification empirique[20]
n’arrive encore à fournir un fondement certain à la
connaissance.[21]
Dans l’esprit de Morin, la nécessité
apparaît ainsi, pour concevoir de façon plus authentique et moins
naïve la connaissance, de s’engager dans une réorganisation
épistémologique, c’est-à-dire de retrouver dans cette
conception, autant que possible, les conditions neuro-cérébrales
et socio-culturelles de sa
production.[22]
On voit finalement à travers tout ceci que Morin veut
réintégrer le sujet dans la conception du phénomène
ou du processus cognitif, et le réintégrer dans la
multidimensionalité de sa vie. Morin dit du reste que cette
réintégration du sujet - qui appelle en fait à une attitude
attentive à l’égard de la subjectivité du processus
cognitif - ne fait pas nécessairement basculer dans le
subjectivisme : « il s’agit tout au contraire
d’affronter ce problème complexe où le sujet connaissant
devient objet de connaissance tout en demeurant
sujet »[23] , car il
s’est avéré „ qu’il était possible
de définir et de fonder une conception objective du sujet (...)
[c’est-à-dire d’] introduire le sujet connaissant comme objet
de connaissance et [de] considérer objectivement le caractère
subjectif de la
connaissance“[24] i.e. en
d’autres termes d’introduire « le sujet vivant,
aléatoire, insuffisant, vacillant, modeste, qui introduit sa propre
finitude. »[25]
Il semble que ce soit là précisément
l’esprit ou le programme condensé du constructivisme radical,
courant auquel Morin est d’ailleurs censé appartenir. Pour
introduire à ce courant de pensée véhiculant une
théorie de la cognition, on pourrait se référer à
deux articles, dont celui de S.J. Schmidt, Der Radikale Konstruktivismus.
Ein neues Paradigma im interdisziplinären Diskurs (Le
constructivisme radical. Un nouveau paradigme dans le discours
interdisciplinaire)[26] , et celui
écrit collectivement par W. Krohn, G. Küppers et R. Paslack,
Selbstorganisation. Zur Genese und Entwicklung einer
wissenschaftlichen Revolution (L’auto-organisation. Sur la
genèse et le développement d’une révolution
scientifique)[27]
Il ressort alors de l’exposé de Schmidt que le
C.R. (sigle qu’on emploiera désormais pour ‘constructivisme
radical’) est surtout une théorie de la cognition, qui est
née de l’esprit de la cybernétique, science de
l’autonomie (et de la commande) dans les
machines[28] , et qui n’est
pas réductionniste, c’est-à-dire qu’elle remplace la
question épistémologique traditionnelle sur les contenus et les
objets de la perception et de la conscience par celle sur le comment (de la
perception...) et s’appesantit sur le processus de la connaissance,
ses effets et ses
résultats.[29]
Mais Schmidt avait d’abord également
indiqué l’influence, dans ce courant de pensée, de la
théorie générale des systèmes de P. Weiss et de L.
Bertalanffy dans les années 1940, laquelle théorie avait
inspiré des recherches sur l’auto-régulation,
l’autonomie et les ordres hiérarchiques, donnant ainsi lieu
à des concepts et réflexions ayant conduit à une
théorie de la connaissance développée
précisément dans le cadre du modèle des systèmes
auto-organisateurs. Et cette théorie de la connaissance s’est plus
concrètement développée, indique Schmidt, soit sous la
forme de la théorie biologique de la connaissance (ou plutôt de la
cognition) de Humberto Maturana et de Francisco Varela, soit sous celle de la
théorie de la construction du savoir proposée par Heinz von
Foerster, W. Mc Culloch et Ernst von Glasersfeld dans le prolongement, pour ce
dernier, de la psychologie génétique de Jean
Piaget.[30]
Toute cette évolution comporte ainsi une tendance, qui
est comme on le voit celle d’expliquer et d’interpréter les
phénomènes cognitifs - phénomènes mettant toujours
en scène un sujet en rapport avec un objet de connaissance - à
l’aide du principe d’auto-organisation qui, malgré sa
fécondité dans divers domaines, comme on l’indiquera
brièvement plus bas, est foncièrement d’ordre organique
c’est-à-dire biologique.
Nous voilà donc en face du concept
d’auto-organisation, concept qui n’est a priori pas univoque, et
c’est ici qu’il s’avère nécessaire de consulter
l’article collectif de Krohn, Küppers et Paslack évoqué
ci-dessus et consacré justement à
l’auto-organisation.
Il en ressort que la conception ou les conceptions de
l’auto-organisation, auxquelles on attribue actuellement un
caractère assez révolutionnaire en raison de leur
fécondité dans les domaines les plus divers, ont pourtant une
histoire déjà très longue, car elles remontent, disent ces
trois auteurs, au moins à Kant sinon même à
Aristote.
Kant parle en effet dans la Critique de la faculté
de juger de produits de la nature dont les parties n’existent que par
les autres et par leur appartenance au tout, et s’engendrent
mutuellement. Un tel produit ne peut être une œuvre produite au sens
d’une œuvre artistique, mais peut être considéré
comme un être organisé et s’organisant lui-même, une
fin de la nature.[31]
De même déjà Aristote suggérait
comme suit dans sa Physique l’idée
d’auto-organisation, en opposition à Démocrite :
Aristote trouve que ce serait absurde de rejeter l’idée d’un
devenir finalisé au sein de la nature elle-même sous
prétexte que rien ne montre que la cause du processus a
préalablement réfléchi, pour atteindre une fin
déterminée... Si l’on remarque de la finalité dans
la production humaine, alors il faut se dire qu’il en est également
ainsi dans (la production de) la nature. Le cas du médecin qui se soigne
lui-même est le plus instructif à cet égard, car les choses
se comportent exactement de cette façon dans la
nature.[32]
S’il y a d’ailleurs dans ce(s) concept(s)
l’idée d’organisation autonome du tout non pas par les
parties mais toujours en tant que tout, alors il n’est pas exclu
qu’on puisse retrouver cette notion en remontant même aux
présocratiques, et notamment à Hippocrate, en considérant
la conception épistémologique sous-jacente à sa
médecine.
Hippocrate et ses disciples, par leur évocation de la
loi des semblables (qui, à côté de celle des contraires, est
l’une des deux lois du médecin) et par leur préoccupation
à soigner plutôt le malade que la maladie (i.e. à
s’intéresser au corps comme un tout, qui du reste est censé
ne pas nécessairement réagir comme les autres corps semblables aux
mêmes facteurs
considérés)[33] ,
peuvent bien, semble-t-il en effet, être tenus pour des précurseurs
aussi bien de l’auto-organisation que de la pensée
systémique.
Pour revenir à Krohn et ses compagnons, on peut
remarquer qu’ils indiquent par ailleurs que beaucoup d’autres
disciplines (notamment les sciences sociales, la théorie de
l’Etat, l’éthique, l’économie) se sont
déjà avant le 20ème siècle
intéressées à l’auto-organisation comme principe
d’explication des phénomènes, et pas seulement la
philosophie.[34]
Disons que ce qui alors, selon ces auteurs, fait la
nouveauté des tentatives actuelles pour cerner le phénomène
de l’auto-organisation, c’est qu’elles sortent du dilemme
suivant dans lequel se trouvaient les conceptions anciennes : en effet, ou
bien il n’y avait pas de formation de structures et fonctions en ordres
supérieurs dans ces élaborations théoriques
antérieures, dont l’idée (parfois émise tout de
même) de tenir les interactions constatées pour responsables de la
formation de l’ordre, semblait relever d’un matérialisme
spéculatif et métaphysique (autrement dit pas de
téléologie établie de manière autre que
spéculative et matérialiste) ; ou bien on s’y appuyait
sur des forces téléologiques établies de façon
douteuse du point de vue de la théorie de la connaissance, parce que
soupçonnées de procéder de l’occultisme.
Et, d’après nos auteurs, les tentatives
contemporaines sortent de ce dilemme par une nouvelle conception de la notion de
système. La nouvelle définition du concept de système par
laquelle les nouveaux concepts d’auto-organisation se distinguent (de
ceux proposés jusqu’au 19è s.) se
caractérise, indiquent ces auteurs, par deux traits principaux, à
savoir 1° l’ouverture des systèmes à
l’approvisionnement matériel et énergétique en
provenance de l’environnement et 2° leur fermeture ou clôture
opérationnelle.[35]
Mais même les conceptions contemporaines attestent une
diversité hétérogène des sources et perspectives de
l’auto-organisation. On se limitera ici à mentionner le principe
foersterien d’’ordre à partir du bruit’ (1960), la
problématique dont a traité Prigogine à partir des
années 1940 et qui est celle de l’apparition de l’ordre
à partir du désordre (théorie des structures dissipatives
dans le temps et l’espace), ou encore, dans l’écologie
moderne, le concept de coévolution (Ehrlich, 1965) et par exemple la
recherche sur la stabilité des écosystèmes au-delà
de l’équilibre (Holling,
1973).[36]
Mais c’est là, selon nos auteurs, la
première phase de développement de ces nouvelles conceptions de
l’auto-organisation, et l’analogie, le lien
c’est-à-dire le contenu épistémique commun de ces
conceptions ne sera jusqu’au tout début des années 1970 pas
encore perçu, ce qui ne sera le cas que dans la deuxième phase,
qui d’après ces auteurs va jusqu’en 1975
environ.[37]
Dans le cadre de ces liens, Prigogine demanda par
exemple : quelle est la caractéristique générale des
phénomènes
d’instabilité ?[38]
Une idée très importante pour nous est ici que
cette analogisation des concepts développés dans diverses
disciplines, qui fut favorisée dès le départ au Biological
Computer Laboratory d’Illinois (USA) par la culture interdisciplinaire
entretenue par von Foerster en réunissant des chercheurs de tous bords
(v. Foerster pour la physique, Lofgren pour la théorie des
systèmes, Günther pour la philosophie, Maturana pour la biologie,
Ashby pour la cybernétique etc...), amena à conclure à la
validité d’un même principe, l’auto-organisation, dans
plusieurs domaines.[39]
Puis vint, avec la recherche de nouveaux exemples, la
troisième phase de développement de ce principe, celle de sa
globalisation, caractérisée par la reconnaissance de ce principe
comme à l’œuvre (de façon métaphorique) dans
d’autres domaines encore (c’est-à-dire dans quasi tous les
domaines) comme le marché des actions (finance), la circulation
routière, le développement urbain, le comportement social des
insectes, la météorologie, le cancer dans son apparition et dans
sa dynamique... [40] et même
le droit, dirons-nous, car G. Teubner par exemple a écrit un ouvrage sur
le droit comme système autopoiétique (Recht als autopoietisches
System).
Et c’est dans cette phase, nous semble-t-il,
qu’apparaît justement le débat compliqué sur
l’applicabilité du principe d’auto-organisation, - qui est au
demeurant un principe
systémique[41] -, à
n’importe quel domaine d’approche de la
réalité.
Alors que Teubner voit ce principe comme à
l’œuvre dans l’évolution des systèmes juridiques,
Luhmann tend en effet à considérer, notamment dans Theorie
der Gesellschaft oder Sozialtechnologie, la société
toute entière comme un méta-système composé de
sous-systèmes (institutionnels et autres) et s’organisant ainsi un
peu par lui-même, c’est-à-dire par les interactions de ses
sous-systèmes[42] , tandis
que Maturana et Varela, dans cet engouement systémiste, tendent
pourtant à réserver l’expression ‘système
auto-organisateur’ aux systèmes organiques i.e.
vivants.[43]
Mais nous ne pourrons entrer dans ce débat, ni traiter
ici de la théorie des systèmes en tant que telle car, comme nous
l’indiquons encore ci-dessous dans l’objet de cette
étude , malgré sa relative implication ici, son traitement
n’élargirait que trop le cadre de l’étude.
On peut cependant, nous semble-t-il, retenir que cette
analogisation et cette globalisation conduisent en fait finalement à un
concept (commun) d’auto-organisation, signifiant la faculté pour
certaines entités ou certains phénomènes d’afficher
un (certain) ordre, c’est-à-dire de fonctionner et de se maintenir
spontanément par le choc ou les diverses interactions des
éléments qui les composent, et cela sous l’impulsion
(perturbatrice mais pas déterminante) de
l’environnement.
Cette tentative d’appréhension du nouveau
concept d’auto-organisation nous ramène ainsi à nos
considérations sur la globalisation de ce principe, et en particulier son
invocation par von Foerster dans le cadre de la thématisation du
phénomène cognitif, invocation qui est ainsi
particulièrement intéressante pour nos préoccupations
directes.
Von Foerster déclare en effet à propos de cette
globalisation : « Et on a maintenant la liaison avec les
sciences cognitives, parce qu’on ne s’occupe plus de
l’organisation des systèmes, mais on demande ‘comment puis-je
organiser mes structures cognitives de manière à ce que je
connaisse l’auto-organisation ?’ ;
c’est-à-dire que le tout est maintenant un problème de
connaissance, un problème de théorie de la connaissance... et
c’est là un tournant
fascinant. »[44]
Bien sûr, il ne s’agit pas pour nous ici de voir
comment le sujet peut organiser ses structures cognitives de façon
à connaître l’organisation, car cette question conduit
manifestement beaucoup plus loin que nous ne voulons ni ne pouvons aller,
c’est-à-dire notamment à la problématique de
l’intelligence artificielle... Mais cette question est censée en
supposer une autre, qui lui est plus élémentaire, à savoir
comment sont organisées mes structures cognitives pour que je connaisse
l’organisation des choses ; comment puis-je ou dois-je concevoir le
cognitif ?
Ce commentaire de von Foerster est ainsi important pour nous
parce qu’il suggère le lien fondamental entre la
problématique de l’auto-organisation (dont le concept maturanien
d’autopoièse est l’une des expressions) et le problème
des structures cognitives à l’œuvre chez le sujet,
c’est-à-dire finalement celui de la subjectivité.
Ce problème de la subjectivité
évoqué ci-dessus à partir de celui de
l’expérience chez Kant et chez Husserl pourrait apparaître
ainsi comme celui de la dynamique autonome du phénomène cognitif
liant le sujet à l’objet.
Et c’est donc bien dans la logique de telles
réflexions que notre tentative de rapprochement entre la
phénoménologie husserlienne et le C.R. est à
situer.
Le très vaste cadre (potentiel) dont se détache
cette étude étant ainsi esquissé, bien qu’assez
maladroitement, il nous est alors absolument impérieux d’avertir
ici que le cadre réel et effectif des investigations de notre
étude sera nécessairement beaucoup plus restreint, car il ne
concernera que la théorie husserlienne de la subjectivité telle
qu’elle peut se déduire de textes husserliens publiés dans
les trois tomes de Zur Phänomenologie der Intersubjektivität
(en sigle désormais
P.I.)[45], une théorie qui,
en vertu des conceptions qu’elle véhicule sur les rapports du sujet
à l’objet et sur le processus ou le phénomène
cognitif, sera rapprochée, comme on l’a dit, de la conception du
phénomène cognitif entretenue par le C.R. chez H. Maturana, von
Glasersfeld, E. Morin et P. Watzlawick.
[46]
Quant au concept d’auto-organisation, que nous nous
sommes efforcé ci-dessus d’appréhender, il faut dire que
dans cet ouvrage c’est en grande partie à travers le concept
maturanien d’autopoièse qu’il sera exprimé, parce que
d’une part ce dernier concept entre bien dans l’appréhension
conceptuelle de l’auto-organisation faite ci-dessus, et d’autre
part il semble bien correspondre aux trois caractéristiques
épistémiques de l’auto-organisation (à notre
époque), si on la considère en rapport avec la tradition classique
correspondante de pensée. Ces trois caractéristiques sont, comme
on peut s’en rendre compte chez W. Krohn et ses
compagnons :
a. que le concept de système est
conçu dans le cadre de l’auto-organisation de façon
empirique et réaliste (sens courant et non métaphysique), comme
ouvert, hiérarchisé de façon autonome avec un état
d’équilibre dynamique et des éléments complexes en
son sein. Alors que dans la tradition classique le système est vu de
façon analytique comme fermé, hiérarchisé, à
équilibre statique et composé d’éléments
simples.[47]
b. alors que dans la tradition classique,
l’environnement est considéré comme structurant pour
le système, en vertu d’une régulation externe donc,
l’auto-organisation considère que ce sont plutôt les
systèmes qui structurent l’environnement en vertu d’une
régulation interne, qui est précisément très
importante pour la définition de l’objet présent dans
l’environnement.[48]
c. La causalité est conçue comme
circulaire dans le cadre de l’auto-organisation, alors que la tradition
classique suppose la linéarité des processus,
c’est-à-dire un sens donné et pas le sens inverse dans la
chaîne causale des phénomènes. Certes la tradition classique
admettait aussi le phénomène de l’interaction,
précisent ces auteurs, mais dans le cas de la théorie de
l’auto-organisation, ce phénomène est
hiérarchisé, c’est-à-dire apparemment institué
en principe fondamental et organisateur
.[49]
Quant au lien exact entre le C.R. et la théorie de
l’auto-organisation ou plutôt celle de l’autopoièse par
laquelle on va l’exprimer dans notre étude , il est assez patent
et Peter M. Hejl l’a indiqué plutôt clairement en
suggérant que le rapport entre le C.R. et la théorie des
systèmes autopoiétiques (de Maturana et Varela) consiste dans le
fait que la fermeture opérationnelle mainte fois évoquée
dans ce modèle est à comprendre comme le principe
d’organisation qui fait de la cognition un processus de
construction.[50]
Par ailleurs, pour ne pas tabler, dans une entreprise
pareille, sur des morceaux de phrases ou des commentaires parfois très
approximatifs des auteurs étudiés par d’autres auteurs, nous
avons opté pour une démarche consacrant l’un des chapitres
à Husserl lui-même, un autre à Maturana, un troisième
au constructivisme, au C.R. et à quelques éléments pouvant
traduire la proximité du C.R. à Husserl et le dernier à une
réflexion sur le défi que pourrait représenter
l’intersubjectivité pour le C.R., ainsi qu’à quelques
réflexions critiques sur ce dernier.
0.1. L’Objet de l’ouvrage
L’objet de cet ouvrage est donc, comme
déjà suggéré quelque peu ci-dessus, une
interprétation de la subjectivité de la conscience (ou de la
cognition) en termes constructivistes, ce qui comporte également une
interprétation de la subjectivité, cette relation du sujet
(humain) à l’objet, comme matérialisée par un
processus (le processus cognitif) où l’auto-organisation -
l’autopoièse maturanienne par exemple - est le cas.
Il nous faut également souligner et préciser
que cette étude ne consiste pas en une comparaison de la
phénoménologie husserlienne avec le C.R., comme on pourrait
être tenté de le croire. Une comparaison authentique ou
systématique demanderait en effet une connaissance très
approfondie des différents thèmes traités par ces deux
théories, de la manière dont ils y sont traités et
éventuellement de l’évolution observable dans ce traitement
au cours du temps, et c’est là une connaissance dont nous ne
saurions disposer, même en nous limitant simplement à Husserl et
à Maturana, les deux auteurs fondamentaux auxquels on se
réfère.
Mais il semblait par contre possible et sensé
d’arrêter un seul thème, la conception du rapport du sujet
à l’objet dans le phénomène cognitif de part et
d’autre, et de se promettre de chercher, pour voir si de ce point de vue,
il n’y a pas une certaine proximité entre les deux théories,
de manière à réfléchir ensuite sur ce que ce
rapprochement peut signifier quant à l’idée d’un
rapport éventuel entre la question de la subjectivité de la
cognition et celle de l’auto-organisation. C’est ce que nous avons
fait. Et cette conception du rapport entre sujet et objet dans le
phénomène cognitif, nous avons cru pouvoir la trouver pour Husserl
dans sa conception de la subjectivité et les problématiques de la
constitution du monde et de l’intersubjectivité qui y sont
liées, et pour le C.R. elle (cette conception) a dû être
préparée chez les quatre auteurs déjà
mentionnés ci-dessus par un regard sur le constructivisme de Jean Piaget,
le célèbre épistémologue suisse, et d’Ulrich
Neisser, un psychologue américain qui, après la publication de son
ouvrage intitulé cognitive Psychology (1967), a jugé
très utile ensuite d’en publier un autre consacré à
des réflexions sur la psychologie cognitive telle que
présentée dans le précédent, ce dernier ouvrage -
auquel nous nous référerons exclusivement ici - étant
alors considéré comme
philosophique.[51]
Il est par ailleurs utile de faire remarquer que
l’objet de l’étude ainsi circonscrit restait tout de
même encore susceptible de nous entraîner vers des
problématiques conduisant très loin, comme celle du dualisme
corps-esprit ou de la distinction entre esprit et cerveau, celle du rapport
entre la connaissance et l’action, celle de l’opposition entre
l’inné et l’acquis, celle de l’idéalisme et du
réalisme ou la problématique de la théorie des
systèmes comme telle[52] ,
des problématiques que nous avons dû chaque fois soigneusement
éviter, pour garder cette étude - qui déjà n’a
pas l’air de manquer de défis - dans des limites
‘raisonnables’.
Par la force des choses, la problématique de
l’idéalisme et du réalisme n’a bien sûr pas pu
être complètement évitée, mais nous avons
limité son évocation aux passages qui le nécessitaient
absolument, en évitant d’en faire un traitement
systématique.
0.2. L’Intérêt de
l’ouvrage
Primo, il faut remarquer que des tentatives ont
déjà eu lieu pour ne serait-ce qu’esquisser un rapprochement
entre la pensée constructiviste de Maturana - qui est fondée sur
la biologie - et le criticisme
kantien[53] , ou même entre
Maturana et l’idéalisme hégélien :
S’adressant à Maturana dans Was ist
erkennen, Schmincke par exemple voyait en effet des liens entre Maturana et
Hegel, lequel a comme lui relativisé les certitudes d’origine
sensorielle, écrit tout un chapitre dans la
Phénoménologie de l’esprit sur la ‘raison
observante’, développé un concept d’esprit qui
correspond à peu près au concept maturanien de vie, et
conçu également l’esprit comme une relation. Maturana
répond que son article Biologie de la cognition était
déjà écrit quand il a eu en 1969 son premier contact avec
la pensée de Hegel au cours d’un séminaire, mais qu’il
y a effectivement des ressemblances entre les deux pensées et qu’il
pourrait expliquer biologiquement ce que Hegel
pensait.[54]
Après ces essais de rapprochement du constructivisme
maturanien, qui est apparemment radical, on le verra, avec le criticisme et
l’idéalisme absolu (idéalisme hégélien), il
était peut-être utile de voir si un rapprochement entre le C.R. et
l’idéalisme transcendantal husserlien est possible.
Secundo, cette étude peut aussi s’avérer
être d’une certaine utilité, vu que, par la
thématisation du rapport entre le cognitif et l’organique
qu’elle entraîne, elle contribue peut-être à faire un
pas dans le sens de la clarification des conditionnements mutuels entre la vie
et la pensée, dont parle Rudolf zur LIPPE. Ce penseur dit en effet dans
son Introduction à Was ist erkennen, que la vie et la
pensée (l’existence et l’épistémologie) ont
fini progressivement par être conçues comme des contraires du fait
de l’évolution prise par toute l’histoire de la civilisation
occidentale, et que cela a des conséquences fâcheuses, car la vie
tend, de ce fait, non seulement à être reconstruite mais
également à être remplacée... (i.e. à devenir
remplaçable) ; de sorte qu’une certaine idéologie de
l’anti-progrès s’attache alors dans ce contexte à
rechercher les coupables.
Dans cette situation, conclut cet auteur, une pensée
qui, comme celle de Maturana, rétablit la pensée (la cognition) et
la vie (biologique notamment) dans leurs conditionnements mutuels, ne peut
qu’être pleine de sens et
encouragée.[55]
Tertio cette étude pourrait aussi contribuer - par
son rappel de la modestie et du réalisme (sens courant) de la conception
de la cognition envisagée par le C.R. - à cultiver ce genre
d’ émancipation qu’évoque E. Morin.
Après le constat de la crise des fondements de la
connaissance, et de la nécessité, dans sa réorganisation,
de la concevoir dans la complexité i.e. la multidimensionalité
physique, biologique, anthropologique, socio-culturelle et historique de sa
production, et celle systématique, logique, linguistique et
paradigmatique de son organisation, Morin indiquait qu’une telle attitude
permettrait à la longue de reconnaître les servitudes pesant sur le
vrai et ‘de s’émanciper relativement de ses conditions de
formation’.[56] Et cet auteur
ajoutait alors que le besoin légitime de tout connaissant devrait
être : « pas de connaissance sans connaissance de la
connaissance. »[57]
Nous n’avons évidemment ni la capacité ni
la volonté d’embrasser cette complexité du
phénomène cognitif, mais en s’efforçant de relier,
à l’aide de la phénoménologie husserlienne et du
constructivisme, le cognitif (tel qu’il découle de la relation du
sujet à l’objet) à l’organique et quelque peu au
social (par l’intersubjectivité), cet ouvrage concourt
peut-être à favoriser une telle libération ou
émancipation, car il va dans cette direction.
03. La Méthode de l’ouvrage
La démarche présentée ci-dessus, dans
l’objet de l’étude, comme consistant à
considérer sans trop de détours d’abord uniquement
l’un des auteurs, puis l’autre (c’est-à-dire à
considérer les auteurs toujours l’un après l’autre)
est inspirée par notre méthode qui est la reconstruction
lente par des textes pertinents, des positions des uns et des autres (sur la
structure de la subjectivité comme structure du processus cognitif), ces
textes venant souvent des auteurs eux-mêmes plutôt que des
commentateurs.
En cela nous nous sentons influencé par Fichte, qui
trouvait que le sujet consiste dans le rapport de
l’’évidence’ à la
reconstruction.[58]
Nous aimerions par ailleurs aussi indiquer ici qu’il
s’est avéré utile que nous traduisions les citations
provenant de textes écrits en une langue autre que le français. Le
texte en langue originale a alors chaque fois été repris en note
infrapaginale, pour permettre au lecteur d’y avoir, au besoin, un
accès direct.
0.4. La Division de l’ouvrage
Comme on l’a quelque peu dit ci-dessus, cet ouvrage se
compose de quatre chapitres, dont le premier est consacré à
Husserl et au problème de la subjectivité, le second
essentiellement à Maturana et plus exactement à la
subjectivité comme trait du vivant, le troisième au
Constructivisme radical et aux éléments de son rapport à
Husserl, et le dernier à l’Intersubjectivité
constructiviste.
[1] Virieux-Reymond. A., les
grandes étapes de l’épistémologie jusqu'à
Kant, Genève, Editions Patino, 1986, p. 6-7
[2] cf. Ibid., p.
7-8
[3] cf Ibid., p.
8-9
[4] cf notamment SCHLANGER
J., la situation cognitive, Paris, Librairie des Méridiens
Klincksieck et Cie, 1990, p. 21ss
[5] cf BENOIST J., Autour de
Husserl. L’ego et la raison, Paris, Librairie philosophique J.
Vrin, 1994, p. 123
[6] cf Ibid., p.
125
[7] cf Ibid., p.
124-125
[8] cf Ibid., p.
125-130
[9] cf Ibid., p.
131
[10] cf Ibid., p.
134
[11] cf Ibid., p.
135
[12] cf Ibid., p.
136-137
[13] Ibid., p.
137-138
[14] cf Ibid., p.
146
[15] cf Ibid.,
p ; 148
[16] Ibid.
[17] MORIN E., La
Méthode. t. 3. La connaissance de la connaissance,(Coll.
Points 236), Paris, Editions du Seuil, 1986, p. 14
[18] Ibid., p.
14-15
[19] dont l’induction,
élément principal, n’est plus considérée comme
suffisante du fait de la proclamation poppérienne du faillibilisme, et
dont la déduction s’avère elle aussi inopérante
devant un certain type de réalité atteint par la
microphysique
[20] car le réel
lui-même voit sa substance se défaire puisque par exemple la
particule cesse d’être la brique élémentaire de
l’univers pour ne plus être qu’une notion frontière
entre le concevable et l’inconcevable
[21] cf Ibid., p.
15
[22] cf Ibid., p.
22-24
[23] Ibid., p.
22
[24] Idem
[25] Idem
[26] SCHMIDT S.J. , in
Schmidt S.J. (Hrsg.), Der Diskurs des Radikalen Konstruktivismus (StW
636), Frankfurt/Main, Suhrkamp Verlag, 1987, p. 11-88
[27] KROHN W. et al., in
Schmidt S.J.(Hrsg.), Der Diskurs..., op. cit., p. 441-465
[28] cf SCHMIDT S.J., Der
Radikale Konstruktivismus.., op. cit., p. 11-12
[29] cf Ibid., p. 11
& 13.
[30] cf Ibid., p.
12
[31] cf KANT E., cité
par Krohn W. et al., op. cit., p. 443
[32] cf ARISTOTE, cité
par Krohn W. et al., Idem
[33] cf VIRIEUX-REYMOND
A., op. cit., p. 10-12
[34] cf KROHN W. et al.,
op. cit., p. 444
[35] cf Ibid., p.
446
[36] cf Ibid., p.
447-448
[37] cf Ibid., p.
452
[38] cf Ibid., p.
453
[39] cf Ibid., p.
452-454
[40] cf Ibid., p.
455
[41] il n’y a en effet
d’auto-organisation que pour une entité vue ou susceptible
d’être vue comme un système, c’est-à-dire comme
une unité composée d’éléments permettant le
fonctionnement ou le maintien du système par leurs interactions entre
eux, et, selon la conception contemporaine précisément, une
unité mue dans ce fonctionnement par des perturbations de
l’environnement auxquelles l’unité réagit de
manière autonome.
[42] Après la
distinction entre systèmes (simplement) physiques et/ou mécaniques
d’une part, et les systèmes constitutifs du sens (individus et
institutions sociales) de l’autre, Luhmann tend à attribuer aux
systèmes constitutifs du sens en général des vertus
d’auto-organisation. Cf notamment LUHMANN N., Sinn als Grundbegriff
der Soziologie, in Habermas J./Luhmann N., Theorie der
Gesellschaft oder Sozialtechnologie ?, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1971,
p. 29-31 & 93ss ou encore IDEM, Moderne Systemtheorien als Form
gesamtgesellschaftlicher Analyse, in Ibid., p. 11ss
[43] cf notamment VARELA F.,
Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, traduit de
l’américain par P. BOURGINE et P. DUMOUCHEL (Coll. ‘La
couleur des idées’), Paris, Editons du Seuil, 1989, p.190ss
notamment.
[44] FOERSTER H. von,
cité par Krohn W. et al., op. cit., p.455-456 :
« Und jetzt hat man den Anschluss an die cognitive sciences, weil man
sich nicht mehr um die Organisation von Systemen kümmert, sondern fragt,
wie kann ich meine kognitiven Strukturen organisieren, so dass ich Organisation
erkenne, d.h., das Ganze ist jetzt ein Problem des Erkennens, ein
erkenntnistheoretisches Problem ... und das ist eine faszinierende
Wendung. »
[45] Les P.I. sont trois
volumes de textes écrits par le dernier Husserl sur un grand nombre de
thèmes dont surtout l’intersubjectivité,
édités par Iso KERN , et dont la plupart sinon tous n’ont
ainsi pu être proposés au grand public qu’après la
disparition du philosophe.
[46] Humberto MATURANA est un
professeur de biologie et de neurophysiologie à l’Université
de Santiago (Chili), célèbre pour la théorie,
créée par lui, des systèmes autopoiétiques, de
même que pour sa théorie biologique de la cognition (i.e. des
diverses formes de la connaissance).; Ernst von GLASERSFELD est, comme on le dit
encore plus loin, un psychologue et épistémologue, professeur
émérite de l’Université de Géorgie (USA), qui
est surtout connu pour avoir développé une théorie
radicalement constructiviste du savoir ; Edgar MORIN n’a sans doute
pas besoin d’être présenté : disons simplement
qu’on peut y voir en même temps un philosophe, un anthropologue,
épistémologue et sociologue, un penseur de la complexité.
Directeur de recherches au CNRS, il est également co-directeur du Centre
d’études transdisciplinaires (CETSAS) à Paris et
Président du Conseil scientifique du Centre Royaumont pour une science de
l’homme ; Paul WATZLAWICK, qui est psychologue et professeur à
la Stanford University aux Etats-Unis, se livre à des recherches qui ont
un aspect philosophique marqué en ce qu’elles consistent en une
application des thèses (‘radicalement’) constructivistes au
domaine de la psychothérapie. Il s’occupe aussi plus
généralement des problèmes des sciences de la
communication. On évoquera également plus loin Peter M. HEJL, qui
est également un constructiviste ‘radical’ venant du monde
des sciences sociales.
[47] cf KROHN W. et al.,
op. cit., p. 459-460
[48] cf Ibid., p.
460
[49] Idem
[50] cf HEJL P.M.,
Konstruktion der sozialen Konstruktion : Grundlinien einer
konstruktivistischen Sozialtheorie, in Schmidt S.J., Der Diskurs...,
op. cit., p. 308
[51] cf NEISSER U.
Kognition und Wirklichkeit. Prinzipien und Implikationen der
kognitiven Psychologie, 1. Auflage, übersetzt von R. Born,
Stuttgart, Klett-Cotta, 1979. Hans Aebli dit en effet dans l’Introduction
à ce livre (p. 7) que c’est un ouvrage philosophique.
[52] Au sujet de la
théorie des systèmes, que nous avons d’une manière ou
d’une autre déjà quelque peu évoquée ci-haut,
Maturana lui-même ne juge pas du tout nécessaire de la
thématiser comme telle et ne semble s’en servir que de
manière disons pragmatique, en utilisant spontanément un certain
concept de système, sans intégrer d’abord de façon
théorique la ‘théorie des systèmes’ à sa
démarche. Cf sa réponse à un penseur allemand dans Was
ist erkennen ? (voir là-dessus notre note 356, plus
loin).
Par ailleurs, en ce qui concerne le rapport entre connaissance
et action, le concept constructiviste de cognition comporte une richesse et une
ambivalence telles, qu’il semble, du moins chez certains auteurs comme
Maturana, consister en une fusion des deux éléments. Mais le
traitement systématique de ce rapport dans la perspective de ce concept
de cognition, traitement qui aurait été fort intéressant,
ne peut, pour les raisons indiquées, être réalisé
dans ce travail.
[53] cf commentaire
d’introduction à MATURANA H., Erkennen ou à IDEM,
Biologie der Kognition.
[54] cf MATURANA H.,
Was ist erkennen ?, München, Piper Verlag, 1994, p.
243-244
[55] cf Ibid., p.
7
[56] cf MORIN E., La
Méthode t. 3., op. cit., p. 25
[57] Ibid., p.
25
[58] cf Handbuch
philosophischer Grundbegriffe..., p. 1444